Le retour
Des navigations difficiles

Reprendre la mer





Après consultation des sites météo internet, nous décidons de partir ce soir 12 août pour l'Irlande de l'ouest, ce qui représente 7 à 8 jours de mer. Une dépression est bien annoncée sur notre route, mais elle semble modérée. Juste avant le départ, nous faisons connaissance d'une famille de Français qui arrivent du Groenland. Son skipper a choisi de rentrer par les Féroé, option qui permet de faire des étapes plus courtes et donc avec une météo plus fiable. Nous les laissons et larguons les amarres vers 23 heures. « Nous quittons définitivement l'Islande! » écrit-on dans le livre de bord. Des étoiles filantes égaient le ciel nocturne. Avant que le vent ne se lève dans la nuit, nous naviguons au moteur. Nous sommes obligés de barrer car le pilote électrique refuse de fonctionner depuis que nous sommes en Islande. Peut-être est-ce du à la déclinaison magnétique, qui dépasse ici les 15 degrés. Nous mettons le cap au sud plutôt que sur la route directe au sud-est de manière à mieux se positionner par rapport aux vents de sud-ouest annoncés.
Je (Bruno) suis un peu soucieux devant la traversée qui s'annonce. Je ne m'attendais pas à voir les dépressions commencer leur défilé si tôt dans l'année. J'avais initialement prévu un départ d'Islande début août, mais notre envie de découverte a fait un peu déraper le programme, et la lecture de quelques récits relatant des traversées tranquilles fin août ou en septembre m'on fait penser que j'avais été un peu timoré en fixant cette date. Mais il semble que cette année, le temps se gâte prématurément. Certes, la dépression qui s'annonce ne devrait pas dépasser force 7, mais serons-nous en Irlande avant l'arrivée de la suivante? Je me revigore par le souvenir du voyage de La Volta au cap Horn durant lequel, sans météo à bord, nous prenions les coups de vent comme ils venaient. Je me souviens comme le Romanée se comportait bien. Toutefois, huit ans ont passé et je reçois aujourd'hui les cartes météo à bord grâce aux fax BLU et à un vieil ordinateur portable. J'attends fébrilement celles de ce soir.
La dépression qui nous attend dans deux jours apparaît peu à peu sur l'écran. Elle est plus creuse que prévue. Je décide de faire demi-tour et de faire appel à un routeur pour sécuriser notre étape de retour. Suis-je trop frileux ou suis-je raisonnable? Je m'interroge sur mon statut de marin hauturier lors du retour. A l'approche des Vestmann, le vent forcit et nous sommes sous trinquette et trois ris. Nous retrouvons Heimaey 39 heures après en être sortis. Côté moral, c'est un peu marée basse.


Le port natuel de Heimaey, entre falaises et coulées de lave.

Les îles Vestmann

Arielle prend la situation avec philosophie et respecte ma décision, bien que son retour en France pour la fin du mois avec La Volta II soit compromis. Je retourne à la bibliothèque consulter les sites météo. Les dépressions se succèdent et l'ex-cyclone Irène remonte vers le nord. D'autre part, plus nous attendons, plus la saison avance et plus les conditions risquent d'être difficiles. Toutes les hypothèses sont discutées à bord: retour par courtes étapes (est de l'Islande puis Féroé, mais c'est beaucoup plus long en temps), retour par Stornoway en Ecosse (5 jours environ, étape plus courte que celle de l'Irlande), ou enfin laisser le bateau hiverner en Islande ou aux Féroé. Dans tous les cas, il nous faut faciliter le retour d'Arielle en France, probablement en avion depuis un port de l'Atlantique Nord non encore défini…
Nous sympathisons avec le jeune couple habitant un petit voilier de six mètres sans moteur, battant pavillon américain. Ils n'ont pas froid aux yeux d'être montés jusqu'ici! Une dernière étape doit les amener à Reykjavik où ils vont hiverner. Eux aussi sont inquiets de la météo dans l'optique de contourner la pointe de Reykjanes. Ils nous convient à un barbecue de poissons et pommes de terre lors d'une sympathique soirée sur la plage de sable noir. La soirée est agréable et ça nous change les idées!
L'option Stornoway se précise dans mon esprit. Un départ semble possible ce soir 16 août après le passage du coup de vent qui nous a fait faire demi-tour. Je soumets cette hypothèse par mail à un routeur professionnel. Ca coûte 60 dollars US, pour un suivi d'une semaine environ. Le routeur semble d'accord avec l'option et m'envoie la météo détaillée du parcours.
Toutefois, Irène, dont les restes ne sont annoncés que sous la forme d'un front à force 7, m'inquiète. Les dépressions issues d'anciens ouragans tropicaux sont particulièrement nerveuses et imprévisibles. Je finis par téléphoner au routeur et nous choisissons d'attendre le lendemain matin, les informations sur Irène seront plus fiables d'après lui. Cette décision prise, je vais à la piscine me détendre un peu. Je suis moyennement satisfait de l'expérience routeur, j'aurai souhaité qu'il me soumette différentes options, plutôt que d'enregistrer mes décisions. Il ne s'engage pas beaucoup sur le degré de fiabilité des prévisions au-delà de trois jours. Ces journées d'attente et d'incertitude sont difficiles pour moi et aussi pour Gaëlle.
Au matin, je retourne sur internet: le front d'Irène ne semble pas être plus fort que prévu. Regaillardi, je rappelle le routeur. C'est un peu la douche froide: il pense que nous risquons d'avoir du vent contraire à l'arrivée (environ force 7 avec une fiabilité incertaine) et surtout une mer très forte, et conseille de passer par les Féroé!
Après avoir raccroché, je décide de faire voile vers Stornoway. Je pense que le routeur a senti mon stress, c'est pourquoi il m'a conseillé l'option la plus précautionneuse. Il ne fallait pas s'attendre à un retour facile, et le bateau et l'équipage sont capables d'affronter des coups de vent, d'autant plus les force 7 annoncés!

Nous partons en début d'après-midi ce 17 août. Il fait beau. Je décide de faire route directe, pour se ménager la solution de repli aux Féroé.
Les quarts s'enchaînent. Le vent n'est pas très régulier et le moteur est parfois mis à contribution, nous ne tenons pas à trop traîner dans ces parages. Le deuxième jour, l'alarme du moteur se met en route. Nous l'arrêtons immédiatement. Que se passe-t-il? La petite turbine du circuit d'eau de mer est endommagée par la chaleur. Bruno décide de plonger afin de vérifier si l'entrée d'eau de mer n'est pas bouchée. En combinaison, harnaché, il se jette dans l'eau, qui est à 11 degrés. Il aperçoit une sorte d'anguille du côté de la prise d'eau, peut-être y est-elle coincée… Il réclame des gants puis se saisit facilement du poisson et le rejette. Une autre de ces étranges bêtes semble collée par la bouche sur la quille: des lamproies! Attention à ce qu'elles ne viennent pas se coller sur soi! Après leur avoir envoyé quelques coups de pied, Bruno remonte à bord. Le moteur redémarre sans problème, une lamproie aurait donc bouché l'arrivée d'eau de mer! Nous décidons de repartir au moteur, cet incident ne pouvant arriver qu'une fois dans une vie… Mais nous nous méfions de ces fichues bestioles, car l'une d'entre elles est encore accrochée à la pale du régulateur d'allures, et nous surveillons de près la sortie d'eau de refroidissement.
Equipé pour le bain Dans le bain

Paré à affronter les lamproies.


Le troisième jour, l'option Stornoway se confirme après réception des cartes météo du matin. Le front d'Irène vient à nous en soirée. C'est du vent de sud et nous établissons la trinquette. Durant 16 heures, nous sommes au près sous deux ou trois ris. Il doit y avoir force 7, comme prévu.


Au près sous trois ris et trinquette.

Sous trois ris

Le quatrième jour, le vent se calme. Arielle décide de vider l'eau des fonds du bateau. Nous faisons régulièrement un peu d'eau dans les fonds (environ un demi-seau par semaine) depuis le départ. Cette fois-ci, Arielle sort 2, puis 3, 4, 5 et enfin 6 seaux! Nous retirons tous les planchers, démontons le meuble de la cuisine et vérifions les passes-coque: tout semble dans l'ordre. Nous avons embarqué de l'eau durant le passage d'Irene, par les embruns qui balayaient le pont. Cela justifie sans doute ce surplus. Mais nous surveillons désormais de très près l'évolution de l'état des fonds.
Le cinquième jour, pas d'incident à signaler! Le vent forcit dans la nuit, portant, et nous déboulons. Double ration de tafia pour Arielle qui a vu la terre en premier! En l'occurrence, la pointe nord de Lewis et donc des Hébrides extérieures. Ca piaule mais il fait beau. Nous sommes heureux de revoir la côte, les vagues explosent contre les falaises dominées par le grand phare du Butt of Lewis. Nous ne sommes pas encore à Stornoway et devons tirer des bord tout l'après-midi avant d'entrer dans son anse naturelle. Nous passons au pied d'un magnifique château, et rejoignons le ponton réservé à la plaisance, salués par quelques phoques. La traversée de 540 milles a duré 5 jours, 5 heures et 30 minutes, records de Gaëlle pulvérisés! C'est un bonheur de retrouver l'Ecosse et aussi un soulagement de se retrouver à l'abri, au terme de l'étape du voyage la plus difficile à négocier.


Le Butt of Lewis, terme de notre traversée.


« Irene good night, Irene good night,
Good night Irene, good night Irene,
I'll see you in my dreams.
 »
(Leadbelly)

Lewis

Le capitaine du port nous signale l'arrivée d'une tempête et nous conseille de nous mettre à quai, à couple d'un bateau de pêche, où nous serons plus à l'abri. Les températures sont douces en cette fin d'été, le Grand Nord est déjà loin! Cette petite ville est fort sympathique et nous partons nous promener dans le parc du château.
Le vent commence à forcir en soirée, 24 heures après notre arrivée. Durant toute la nuit et une partie de la journée, c'est une vraie tempête, inhabituelle pour la saison. La météo parle de force 11 et nous n'avons jamais eu autant de vent depuis le début du voyage (voir carte isobarique).

Après cette escale agréable, nous repartons le 25 août au matin. L'objectif est d'atteindre directement l'Irlande de manière à ce qu'Arielle puisse y prendre un avion pour la France. Du vent d'ouest assez fort mais maniable est annoncé. Durant toute la journée et toute la nuit, les manœuvres sont incessantes sous les grains. Le vent de fond est de sud-ouest 5-6, mais ça peut varier de 0 à 8 lors du passage de gros cumulus, parfois chargés de pluie. Dans ces conditions, Gaëlle ne peut pas prendre de quart. Arielle et Bruno se relaient à la manœuvre. Nous passons entre les Hébrides intérieures et extérieures. Nous quittons bientôt l'abri de celles-ci et sommes soumis à la grande houle du large. Les quarts sont éprouvants mais nous avançons bien.
Le deuxième soir, le vent se stabilise un peu alors que nous approchons du goulet du Mull of Kintyre. Nous sommes au portant mais le courant de marée, de 4 nœuds, est contre nous et la mer est difficile, les vagues sont hautes et serrées. Dans la pénombre, Bruno voit un bateau sombre qui n'a pas encore allumé ses feux. Un peu plus tard, il s'aperçoit que ce bateau se prolonge largement sur l'avant au ras de l'eau, presque à nous couper la route! Un sous-marin! Arielle est appelée d'urgence à la manœuvre. Dans cette mer hachée, nous virons lof pour lof puis remontons au près pour nous éloigner du monstre. Celui-ci semble maintenant faire marche arrière et disparaît finalement dans le noir. Nous appelons les garde-côtes en VHF, qui nous conseillent d'appeler le sous-marin, mais il ne répond pas à nos appels.
Au petit matin, le courant s'inverse, favorable, la houle s'apaise peu à peu car nous sommes sous le vent de l'Irlande. Tout est enfin plus calme. Mais Bruno, durant son quart, entend un bruit sourd: l'étai (câble qui retient le mât sur l'avant) vient de lâcher! Le sertissage du haut s'est rompu. L'étai largable est à poste, prévenant un éventuel démâtage. La drisse de génois retient l'étai et la voile peut être enroulée. Nous sommes à 10 milles de Bangor en Irlande du Nord, station balnéaire un peu chic, que nous rejoignons au moteur. Ces 230 milles (parcourus en un peu plus de deux jours) auront constitué l'étape la plus exigeante et éprouvante physiquement de tout le voyage.
Il est samedi et nous ne pourrons rien faire pour l'étai avant lundi. Nous pensons plutôt à profiter des festivités: c'est la fête à Bangor! Il y a un marché français sur la place, des avions effectuent des loopings, des danseurs font une chorégraphie aérienne le long du mur de la capitainerie, et un feu d'artifice est donné sur le port. Puis nous allons au pub, où la musique d'un groupe de rock nous incite à la danse - les locaux sont impressionnés par notre technique! Comme il se doit, nous buvons une pinte de Guinness. On a bien mérité tout ça!

Arielle nous quitte: elle doit rapidement rejoindre la Corse où de nouvelles navigations l'attendent. Nous nous retrouvons tous les deux, comme au début du voyage. Ce lundi, l'étai est remplacé rapidement par deux gaillards efficaces et nous faisons voile dès le lendemain matin. Après quelques bancs de brume, le soleil domine. Nous sommes au près mais restons sur le même bord et rejoignons Dublin, sans histoire, au bout de 30 heures. Nous partons dès l'après-midi faire un petit tour dans la capitale de l'Irlande: balade dans les rues, Irish stew, Guinness et musique irlandaise. Nous ne faisons qu'effleurer l'ambiance mais nous sentons bien dans cette ville.
Dublin


Molly Malone et Gaëlle Clanet dans les rues de Dublin.


Après un petit déjeuner sympathique à bord avec Hugues, ancien du Centre Maritime de Nantes et aujourd'hui general manager de l'école de voile des Glénans en Irlande, nous remettons le cap au sud.
Une courte étape côtière sous le soleil nous conduit à Arklow, que nous retrouvons près de quatre mois après y avoir fait escale à l'aller. Après une nuit de repos, le cap est mis sur le Pays de Galles vers lequel le vent de sud nous mène. Les dauphins sont de retour, nous ne les avions plus revus depuis notre demi-tour au sud des Vestmann! Une belle journée de navigation, au soleil et au près dans un vent modéré, nous permet d'atteindre la baie de Fishguard.

Nous mouillons mais n'allons pas à terre. Nouvelle nuit de repos, nouveau départ, cette fois vers un objectif plus lointain: les îles Scilly. Le vent qui descend des collines galloises monte jusqu'à force 6 à 7. Nous atteignons une zone de fort clapot au cap St David, à la sortie de la mer d'Irlande. Nous sommes en vives-eaux, le courant de 5 nœuds est favorable mais nous sommes au près et la mer est très courte. La Volta II tape violemment dans les vagues et nous sommes en situation inconfortable. Le support de l'éolienne se rompt, la vitre du four s'échappe de son support… Gaëlle ressort de l'intérieur, nauséeuse, et déclare, irritée:
« C'est pas possible, tout fout le camp dans ce bateau!
- Ecoutes, ce n'est pas le moment! » rétorque Bruno.
Notre voilier souffre et avant de casser autre chose, nous décidons d'abattre de manière à ne plus avoir les vagues contre nous, tant pis pour le cap. A mesure que le courant de marée mollit et que nous nous éloignons de la côte, la mer s'apaise. Une dizaine de dauphins viennent jouer dans l'étrave. Nous entrons dans le Bristol Channel. Un pigeon voyageur bagué s'installe dans le cockpit. Il refuse la nourriture mais ne se gêne pas pour déposer du guano un peu partout durant toute la nuit. Il s'envole au matin. Nous sommes attentifs lors de cette deuxième journée aux bancs de brume et à la trajectoire des cargos. Nous nous déroutons pour laisser passer l'un d'eux. Enfin, à minuit, nous prenons une bouée à St Mary's aux Scilly.
On peut le constater, ce retour depuis l'Islande prend parfois des allures de convoyage, dans une ambiance du type « il faut ramener le bateau ». Il est vrai que nous souhaitons rentrer rapidement en France, mais nous nous ménageons tout de même quelques moments de découverte, comme notre petite balade dublinoise, ou bien ici aux îles Scilly. La météo annonçant un jour de calme puis du bon vent de sud-ouest, et alors que nous nous apprêtons à sortir de l'archipel pour regagner la France, nous décidons au dernier moment de mouiller à St Agnes, une île des Scilly que nous ne connaissons pas. Nous nous prélassons à la plage et Bruno se baigne, pour la première fois du voyage. Il était temps!

Départ matinal pour la traversée de la Manche: on rentre à la maison! Le vent modéré de sud-ouest est bien là, tout comme le soleil. Le bateau marche à 5-6 nœuds. Les rails des cargos sont passés sans encombre et le grand phare du Creac'h à Ouessant est en vue! Le ciel est constellé d'étoiles. La Manche est traversée: nous atteignons la latitude d'Ouessant en 18 heures de navigation. Nous passons à l'ouest de l'île puis parcourons la mer d'Iroise. Les pointes du Raz et de Penmarch sont dépassées le lendemain. Bruno passe son quart en short, une première cette année. Nous atteignons Groix à 2 heures dans la nuit, après 190 milles en 44 heures. Quelle belle étape! Gaëlle écrit dans le livre de bord: « Hourra! A nous de la baguette fraîche et un bon vrai café! » C'est chose faite dès le matin. Nous fêtons comme il se doit le succès de notre voyage au restaurant, puis au pub « Ty Beudeff ».


Petit déjeuner à Port Tudy.

Groix

Epilogue: après une escale nocturne au Crouesty, nous rejoignons la Vilaine et La Roche-Bernard le 11 septembre, attendus sur le quai par nos copains Franck et Mathilde et leur petite Adèle.
En cinq mois, nous avons parcouru près de 4200 milles et visité 26 îles. Une belle provision de souvenirs!
La Roche-Bernard


Cinq mois ont passé...


La navigation continue :

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